Les juges bruxellois de la jeunesse lancent un cri d’alarme. Dans une carte blanche, ils expliquent être dans l’impossibilité de protéger les enfants en danger dont ils ont la charge. Actuellement, plus de 500 mineurs vivant une évidente situation de danger, devraient être éloignés de leur milieu familial et accueillis dans une institution. Mais les places d’hébergement manquent cruellement.
Mots-clés associés à cet article : Mineur , Tribunal de la jeunesse , Enfant , Maltraitance , Enfant en danger , Famille , Placement , Service d’aide à la jeunesse (SAJ) , Jeune , Jeunesse
S’adressant à la ministre en charge de l’aide à la jeunesse et aux responsables politiques, les juges ont écrit : « Nous refusons de porter la responsabilité de la maltraitance institutionnelle que ces enfants subissent en raison de solutions bricolées découlant du manque de place mises à leur disposition ».
Nous avons interrogé Michèle Meganck, cosignataire de la carte blanche, juge dirigeante de la section Jeunesse du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles et vice-présidente du même Tribunal.
Questions-Justice (QJ) : Votre carte blanche évoque 513 enfants en danger ?
Michèle Meganck (M.M.) : Attention les juges de la jeunesse signataires de cette carte blanche donnent les chiffres qui concernent leur tribunal, donc à Bruxelles. Il existe bien d’autres mineurs en danger ne dépendant pas du tribunal de la jeunesse mais du Service d’aide à la jeunesse (SAJ) ou des Services de protection de la jeunesse (SPJ) de Wallonie. Précisons encore que nous parlons uniquement d’enfants en danger et non pas d’enfants en difficulté, le mot « danger » est important !
QJ : Un enfant en danger arrive au tribunal de la jeunesse…
M.M. : Quand un enfant arrive au tribunal, il y a déjà eu d’autres intervenants avant nous, nous arrivons les derniers. Le réseau de première ligne intervient d’abord pour des enfants qui disent eux-mêmes qu’ils ne vont pas bien ou qui le manifestent quand ils sont plus petits, des enfants identifiés par un hôpital, une école, une maison de quartier. Mais cette première ligne n’a pas été efficace, personne n‘a pu trouver une solution. Alors est arrivée l’aide spécialisée mais celle-ci n’intervient que sur base volontaire, c’est le Service d’aide à la jeunesse. Quand l’aide est refusée, par les parents, par le mineur… et que le SAJ arrive à la conclusion que l’enfant est en danger et l’aide volontaire impossible, il s’adresse au Procureur du Roi et demande la judiciarisation de cette situation, c’est-à-dire la prise en charge par la Justice. Et c’est ainsi qu’on arrive au tribunal.
Cela signifie que ces enfants en danger ont déjà été identifiés bien avant leur arrivée au tribunal, au moins par le SAJ puisque la loi prévoit que c’est un passage obligé. Mais quand le tribunal estime qu’ils ont vraiment besoin d’être éloignés de leur milieu, il n’y a pas de places libres dans un service résidentiel. Ils sont alors inscrits sur une liste d’attente.
QJ : Un enfant violé pourrait-il ne pas être éloigné ? Et que se passe-t-il pour d’autres ?
M.M. : On est rarement dans ce genre de situation parce qu’alors on place cet enfant à l’hôpital, pour faire un petit bilan médical. On le place à un endroit qui ne lui convient pas. Quand vous n’êtes pas malade, être placé à l’hôpital, c’est violent ! Vous n’allez plus à l’école, vous êtes entouré d’infirmières et de malades… À part attraper des microbes, ça ne va pas vous apporter grand-chose. On trouve une solution mais une mauvaise solution, une fausse solution… On bricole. Un exemple : deux fillettes de quatre et six ans, maltraitées en famille, sont hospitalisées en février 2022 avant d’être placées de vingt jours en vingt jours en service résidentiel d’urgence. Elles n’intègrent un service résidentiel qu’en août 2022. À défaut d’une place dans la même institution et alors que le lien qui les unit est décrit comme essentiel à leur développement, elles sont séparées. Involontairement et par dépit, on maltraite ces enfants à notre façon ! On atteint leur sécurité de base, ce qui affecte toute la construction d’une personnalité sur le plan psychique. En sachant que ce sont des enfants déjà plus abimés que les autres…
QJ : Le manque de places en institution est-il lié à une augmentation du nombre d’enfants en danger ?
M.M. : Il y a une augmentation de la natalité, de la population bruxelloise. Il y a aussi une forte paupérisation de cette population. Beaucoup de parents sont en difficulté, pour des raisons psychiatriques ou d’autres, en lien avec la pauvreté et la précarité. Nous voyons aussi des enfants issus de toutes les franges de populations réfugiées. Des mineurs non accompagnés (MENA) peuvent aussi être en danger même si ce ne sont pas eux que nous voyons le plus.
Il y a donc une légère augmentation des situations de danger mais surtout une complexification de ces situations. Je suis juge de la jeunesse depuis dix-neuf ans, je n’ai pas le sentiment que l’on voit des centaines de dossiers en plus mais, par contre, chaque dossier qui s’ouvre est d’une complexité phénoménale. Il y a dix-neuf ans, en simplifiant, je peux dire qu’un enfant était parfois en danger parce qu’il n’allait pas à l’école. Aujourd’hui, on n’ouvre plus un dossier parce qu’un gamin ne va pas à l’école, cela concerne essentiellement le SAJ.
Aujourd’hui, il n’y a plus une unique source de danger mais deux, trois, quatre, cinq… et cette complexité rend sans doute le retrait du milieu familial plus indispensable parce qu’on ne sait pas, à la fois, faire que les parents soient moins pauvres, moins atteints psychiquement, moins démunis intellectuellement, moins isolés… Il y a également beaucoup d’isolement, de gens seuls au monde, de parents isolés mais aussi de couples sans famille parce qu’ils sont issus d’une vague migratoire récente ou parce qu’ils proviennent de Charleroi et vivent à Bruxelles. Il est certain que, quand on est seul au monde, qu’on a éventuellement des problèmes d’addiction, des problèmes psychiatriques ou un enfant qui a des soucis qui sortent de l’ordinaire, quand peut-être en plus vous ne parlez pas le français, vous additionnez les problématiques. Et ce n’est pas évident de s’en sortir tout seul et de comprendre qu’un enfant devrait être placé, beaucoup de parents sont d’ailleurs dans le déni de leurs propres difficultés.
La situation à Bruxelles s’est donc complexifiée, aggravée, on peut écrire « Zola » presque dans chaque dossier tellement la situation de ces familles est grave.
Attention : tous les enfants en danger qui arrivent au tribunal de la jeunesse ne sont pas automatiquement placés en institution. Nombreux parmi eux vivent en famille, aidés par des services d’accompagnement qui, eux aussi, dans une moindre mesure, sont en nombre insuffisant.
QJ : Ces services peuvent apporter des solutions…
M.M. : Oui, mais ils manquent aussi de place, de moyens ! C’est pour cela que nous avons poussé ce cri d’alarme, parce que c’est là le plus horrible. Vous dites à un enfant : « Ne t’inquiète pas, on va te protéger, t’éloigner de ce père pédophile – plus souvent un beau-père – qui te viole ou de parents qui ne s’occupent pas de toi, te laissent tout seul préparer ta nourriture à quatre ans… Vous promettez et vous ne savez pas tenir votre promesse parce qu’il n’y a aucune place libre. Il n’y a rien de pire de faire croire à quelqu’un qu’on va l’aider et de le laisser dans ses difficultés.
Et cet enfant est tous les jours maltraité et vit dans ce climat alors que le danger est identifié, c’est traumatisant ! Il ne va pas bien et rien ne change, comment peut-il avoir confiance dans la société, dans les adultes, dans l’être humain ? Donc, en plus des problèmes initiaux, on crée du traumatisme à long terme, c’est évident.
Les services d’accompagnement ne peuvent pas non plus tenir leurs promesses. Chez eux aussi, il existe une liste d’attente, un peu moins longue mais elle peut tout de même être de six mois à un an. Devant cette liste, un juge peut avoir tendance à dire : « On peut encore attendre quelques mois… » mais ne pas accompagner peut aussi aggraver la situation et créer la nécessité, six mois plus tard, d’un éloignement.
Quant à parler de prévention… J’applaudis à quatre mains mais vous aurez beau faire de la prévention, les enfants qui ont des parents qui ne peuvent pas les éduquer seront toujours là. La prévention ne supprimera pas la pauvreté matérielle, morale, intellectuelle, la précarité ni le manque d’éducation de parents qui n’ont pas reçu et ont du mal à donner. La prévention ne changera pas grand-chose non plus à la croissance démographique…
QJ : Comment tenez-vous le coup ?
M.M. : Pas très bien ! Ce serait indécent de dire que nous sommes maltraités parce que les plus maltraités, ce sont évidemment les enfants. Mais tout le secteur est maltraité, pas seulement les juges avec des décisions non exécutées mais tous les travailleurs de l’aide à la jeunesse qui devraient faire plus que ce qu’ils peuvent faire ! Quand je n’ai pas de place pour un enfant, je demande au service d’accompagnement de continuer son travail mais ce service sait que son travail est insuffisant, que la situation peut s’aggraver ! Il se rend compte qu’il fait trop peu.
La première victime est évidemment l’enfant maltraité qui n’est pas protégé mais tout le secteur est maltraité ! Tout le secteur se sent mal, conscient de ne pas pouvoir protéger ces enfants. À un moment donné, ça dépasse les limites de l’acceptable !
C’est vraiment affolant, vraiment écœurant, vraiment désespérant. Il y a des jours où on se demande comment on peut encore dormir en paix. Dans quel monde vivons-nous ? Comment une société peut-elle laisser des enfants dans ces situations-là alors qu’on est richissime !? Ce n’est pas acceptable !
Voir la carte blanche...
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