Le monde des prisons, le monde de l’opéra et de la musique… Celui des murs de Saint-Gilles, celui du Théâtre Royal de la Monnaie… Deux mondes bien éloignés l’un de l’autre.
Mais la Monnaie veut recréer des liens sociaux. Elle veut donner accès à la culture, à l’opéra et à la musique à chacun et, particulièrement, à tous ceux que la vie n’a pas gâtés. C’est l’objectif de son programme social, justement baptisé « Un pont entre deux mondes ».
Parodiant une phrase bien connue, l’on pourrait dire : puisque les prisonniers ne vont pas à la Monnaie, la Monnaie va chez les prisonniers !
Mots-clés associés à cet article : Prison , Institution publique de protection de la jeunesse (IPPJ) , Art et Justice , Opéra , Musique
Depuis dix ans, Stefano Poletto, chef de chœur de la Monnaie, se rend deux heures, chaque semaine, à l’annexe psychiatrique de la prison de Saint-Gilles, à la prison pour femmes de Berkendael et à l’IPPJ de Braine-le-Château pour un atelier de chant choral. Nous l’avons rencontré.
Thérèse Jeunejean (THJ) : « Comment êtes-vous arrivé… en prison ? »
Stefano Poletto (SP) : « Ici à la Monnaie, j’animais un atelier Gospel, ouvert à tous. Le département ‘Un pont entre deux mondes’ a eu l’idée d’ouvrir un atelier de chant choral à l’annexe psychiatrique de la prison de Saint-Gilles et m’a proposé de le diriger. »
THJ : « Comment avez-vous réagi ? Qu’est-ce qui vous a décidé à accepter ? »
SP : « La proposition venait de la Monnaie, donc je savais que le projet était sérieux. Je connais l’intérêt réel de l’institution d’aller vers des personnes peu favorisées socialement pour leur permettre d’accéder au monde de la musique alors qu’elles n’en n’ont pas les moyens ou la possibilité. Personnellement, cela me plaisait.
Cela m’intéressait aussi de découvrir ce qu’est la prison, de raisonner au-delà des préjugés. Dès qu’on pense prison, on a peur, on se demande qui on va voir, qui ils sont, ce qu’ils ont fait, …
Donc oui, au départ, il y avait la curiosité et l’envie de faire quelque chose de socialement utile. Je savais aussi que je serais épaulé par Mirjam Zomersztajn, responsable du programme « Un pont entre deux mondes », j’aurais donc un confort professionnel. »
THJ : « Comment avez-vous vécu cette première entrée en prison ? »
SP : « J’étais un peu stressé, bien sûr mais pas vraiment paniqué. Quand on entre en prison, on découvre les bâtiments vétustes, les odeurs… C’est sale, ce n’est pas beau, pas confortable pour les intervenants externes, ni pour les détenus bien sûr, ni pour les gardiens. En fait, c’était très différent de ce que j’imaginais, j’avais une idée totalement fausse de la réalité ! »
THJ : « Et vous avez commencé votre premier atelier… »
SP : « Je pensais qu’il fallait partir avec des bases et donc, j’ai essayé de donner un peu de consignes techniques pour apprivoiser la voix. J’ai commencé à expliquer, au tableau, les poumons, le diaphragme pour dire : « Voilà, si vous voulez chanter, il faut mettre en mouvements ces muscles-là »… Mais la théorie ne passe pas. Un détenu, une vraie armoire à glace, s’est levé et m’a déclaré : « Nous, on veut chanter ! »
J’ai dû changer mon plan : « D’accord, on met de côté la théorie et on va à la pratique ». Et cela, les participants l’ont compris tout de suite ! »
THJ : « Comment avez-vous réagi ? »
SP : « J’ai compris que c’est par le corps qu’il est possible de capter leur intérêt, parce qu’ils en sont plus ou moins maîtres. Si on leur demande de faire des exercices de respiration par exemple, ils comprennent tout de suite !
Il faut savoir que beaucoup de prisonniers ne savent pas lire, qu’ils ont une culture générale vraiment très basique. Ce qui leur parle, c’est le visuel, le son sur eux-mêmes. Ils ont besoin de toucher, de mettre le plus possible en pratique ce qu’on dit.
Donc il faut trouver la piste qui les intéresse, à la fois active et ludique, pour mettre le corps en mouvement, montrer la position du corps pour chanter ou comment chanter sans s’épuiser. C’est une recherche permanente parce que chaque personne est différente, parce que les cultures sont différentes, parce que chacun réagit à sa manière. »
THJ : « Que chantez-vous ? »
SP : « Nous fonctionnons fifty-fifty : je propose et ils proposent. Ils viennent avec des mélodies qui leur plaisent ou qu’ils entendent à la radio. Je propose des chants de tous genres, des gospels comme de la pop, de la chanson française ou d’autres nationalités, des chansons populaires, traditionnelles. Parler de leurs traditions les touche : « Il y a des chansons que tu n’entends pas à la radio mais que tu connais et qui t’ont marqué. Par exemple, qu’est-ce que te chantait ta grand-mère, quand tu étais petit ? »
Chacun amène quelque chose de chez lui et il le partage avec d’autres. Cela permet de s’ouvrir. On chante dans toutes les langues et on découvre aussi des harmonies qu’on n’a pas l’habitude d’entendre ici, très spécifiques, aux intervalles musicaux inhabituels pour nous.
Après un atelier, je fais alors des recherches à la maison pour retrouver les textes, les mélodies qu’ils proposent de chanter. Cela me plait énormément d’aller fouiller, chercher dans les différentes cultures. Entendre la sonorité de la langue étrangère, c’est captivant.
Nous avons une farde de 200 chansons. Je prends en compte tout ce qui est à une voix et ce qui est à deux voix peut parfois être utilisé mais la polyphonie n’est pas possible. Avec une voix, le plaisir est immédiat. On cherche aussi à approfondir le texte, la structure, qui était le compositeur, l’époque…
On aborde de tout et cela permet de mettre chaque personne en valeur. Pour y arriver, il y a des règles à respecter, élaborées ensemble : chacun doit faire l’effort de respecter et d’apprendre la chanson proposée par les autres. »
THJ : « Les ateliers se ressemblent-ils ? »
SP : « L’atelier est divisé en plusieurs parties, en différents chemins qui permettent de creuser à droite et à gauche de manière à permettre à tout le monde d’entrer dans le monde de la musique.
Par exemple, j’aime qu’il y ait aussi un peu d’impro, de donner carte blanche aux participants, sur la mélodie et le texte. Même si c’est difficile au départ, avec l’impro, on sort ce qui vient dans la tête à l’instant même et j’accepte tout : chacun improvise la mélodie avec juste un chemin d’accords, deux accords très simples. On part de… la lettre A et ça peut être ‘Aujourd’hui je suis content’ et on chante cette phrase. Ou bien on prend un thème, l’amour par exemple. »
THJ : « Avez-vous un retour des participants ? »
SP : « À Saint-Gilles, il y a les fidèles et d’autres qui vont et viennent mais ceux qui participent à l’atelier y reviennent parce qu’ils aiment bien.
Ils arrivent souvent avec la trace de l’oreiller sur le visage, ils viennent de se lever. Internés et en grande souffrance psychiatrique, ils sont souvent sous forte médication. Mais quand ils repartent, ils sont plus vivants, les corps se réveillent grâce aux exercices, à l’oxygène. La réactivation est physique, émotionnelle, mentale, et sociale aussi parce qu’ils sont en contact avec d’autres. En cellule, ils sont seuls ou en binôme. Ici, ils peuvent converser un peu plus que pendant la demi heure de préau (qu’ils fuient parfois, par peur de ce qui pourrait se passer).
Les gardiens me disent que les participants à l’atelier sont plus détendus lorsqu’ils le quittent. Le fait de chanter a fait vibrer le corps et les a rendus plus calmes. »
THJ : « Vous nous avez parlé de Saint-Gilles ? Est-ce différent ailleurs ? »
SP : « Oui et non ! À Berkendael, les femmes sont une vingtaine (dix hommes à Saint-Gilles). Même si elles arrivent à l’atelier avec des pieds de plomb parce que leur vie ne va pas bien, elles sont plus actives, plus joyeuses, plus ouvertes, plus vivantes. Le contact est plus facile.
Ce sont aussi des femmes qui arrivent des différentes sections de la prison alors qu’à Saint-Gilles, les participants viennent uniquement de la section psychiatrique.
À l’IPPJ, les jeunes (mineurs) sont obligés de participer à l’atelier. Et donc, le cadre est plus rigide et le comportement intervient pour la cotation hebdomadaire (qui influence des sorties, des visites…).
Ils sont moins ouverts, parfois très jeunes (10 ou 12 ans) et il leur faut du temps pour prendre goût à l’atelier. Chez eux, priorité au rythme travaillé avec des claquettes, des djembés, des percussions… Et il faut changer d’activité toutes les 15 minutes ! »
THJ : « Comment vivez-vous cette activité ? »
SP : « Ce travail est très riche et, chaque année, différent. J’aime partager ce que je connais, faire des pas en avant avec d’autres, construire quelque chose. Je me sens chanceux de pouvoir faire ce travail, je suis sans doute le seul en Belgique alors que… je n’ai pas la formation ! Quoiqu’après dix ans…
Une dame, qui rédigeait un mémoire à propos de la musique dans des milieux difficiles, m’a dit que je faisais le travail d’un sophrologue, d’un musicothérapeute, d’un musicien et chef de chœur et d’un psychologue !
Sans doute… Mais il faut aussi de la souplesse et de la rigueur, savoir à la fois ménager, comprendre et cadrer, encadrer pour mener une activité intéressante, enrichissante. »
THJ : « Et pour conclure ? »
SP : « Ces activités ne sont possibles que parce qu’elles dépendent de la Monnaie : seule son intervention permet l’existence et le maintien à long terme des ateliers. Dans les prisons, les ateliers ne durent pratiquement jamais plus d’un an. »
Illustration @ Le Soir
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